A la recherche du passé

Nyme avait recommandé à Theodora de se reposer, car elle avait été faible ces derniers jours, lui interdisant de se rendre à l'orphelinat. Elle avait donc fait la grasse matinée, lu un peu dans le salon au coin du feu, mais au bout d'un moment, l'ennui apparut. Elle alla voir le petit William et ses frères et soeurs, discuta avec Masson. Et puis elle se retrouva à nouveau sans savoir quoi faire...

Depuis son installation, elle avait visité la plus grande partie de sa demeure, mais elle se rappela d'un couloir où elle n'avait pas encore mis les pieds. Ses visites la faisaient retomber en enfance, comme une chasse au trésor. Elle découvrir des chambres, des bureaux, des boudoirs, des cabinets de toilette, et elle mit même à un jour un jardin d'hiver qu'elle se promit de refaire vivre une fois les beaux jours revenus. Elle grimpa donc les escaliers, et commença à ouvrir les portes. Une ancienne chambre d'enfants, encore pleine de jouets. Elle entra lentement dans la pièce, et sa gorge se serra à l'idée que bientôt, dans quelques mois, le mignon petit berceau serait occupé par un nourrisson... le sien et celui de Nyme. Elle sourit en passant sa main sur son ventre encore quasiment plat, et referma doucement la porte.

Elle continua, trouvant une petite chambre attenante à la nursery, probablement pour une nourrice. Il faudrait qu'elle y pense. Elle redescendit ensuite, et découvrit une porte fermée, pas seulement à clef, mais ceinturée d'une lourde chaîne fermée d'un cadenas. Surprise et intriguée, elle alla interroger Masson.

Elle se doutait bien que Masson resterait fidèle et dévoué. Cependant, elle vivait ici à présent, et Nyme était son mari. Il fallait qu'elle connaisse la vérité, rien que pour pouvoir l'aider à aller mieux, chasser les mauvais souvenirs qui règnaient dans ce lieu.

- Je sais qu'il s'est passé des choses très graves... Nyme fait des cauchemars terribles la nuit, il se revoit enfant, face à un spectacle que son père l'a obligé à regarder... quelque chose d'horrible... Il faut que je sache, je sens que ça le ronge de l'intérieur. Qu'est-ce qui s'est passé ici?

Si Theodora avait hoché gravement la tête au début des confidences du majordome, elle chancela, et se retint au plan de travail pour ne pas tomber. Le père de son mari était... un meurtrier! Un assassin!
Elle fut saisie d'horreur à l'idée que des meurtres aient pu être commis ici, dans ce qui était devenu sa maison, là où elle avait épousé son mari, et là où leur enfant avait été conçu et où il allait naître!
Mais ce fut surtout pour Nyme qu'elle souffrit. Après tout ce qu'il avait du voir et comprendre, comment était-il possible qu'il reste habiter ici?

Des larmes se mirent à rouler doucement sur ses joues alors qu'elle bredouilla.

C'est horrible... comment... comment avoir pu faire ça... et comment Nyme a-t-il pu continuer à vivre ici? Après... tout ça!

Elle avait brusquement l'impression d'étouffer, comme si tout ce qui s'était passé avait envahi la pièce. Elle se dirigea vers la porte. Il fallait absolument qu'elle prenne l'air.

Elle se laissa installer par Masson, et resta là, à se balancer doucement d'avant en arrière. Elle n'osait même pas se retourner, de peur que son regard se pose sur la bâtisse. Elle tremblait légèrement, de froid comme de peur.

Je ne pourrai plus vivre ici... il y a eu tellement de malheurs... tellement de peines...

Elle resserra sa cape autour de ses épaules. Elle ne pouvait pas supporter l'idée d'y retourner, de franchir le seil où des femmes avaient perdu la vie, où la mère de Nyme avait connu tant de malheurs, et où Nyme avait été traumatisé...

Theodora frissonna de plus belle, puis posa les yeux sur le majordome, et elle lui demanda d'une voix douce et voilée.

Comment avez-vous pu rester ici après ce qui est arrivé? Comment avez-vous pu protéger quelqu'un qui a fait tant de mal?

Son regard se perdit au loin. Elle avait froid, ses mains étaient gelées, et ses lèvres commençaient à prendre une teinte bleutée. Elle ne voulait pas franchir le seuil tant que Nyme ne serait pas revenu, elle voulait que sa présence la rassure, ou tout du moins, elle voulait en discuter avec lui.

Theodora contempla quelques instants le visage doux et fatigué du vieux majordome, avant de se relever lentement et de se diriger comme à regrets vers la petite porte de service donnant sur la cuisine. Des centaines de questions se bousculaient dans sa tête : comment pouvait-on protéger quelqu'un qui commet de telles horreurs, même si on l'aime ou qu'on l'apprécie? N'avait-il jamais culpabiliser de voir des corps continuer à s'accumuler, alors qu'il aurait pu contribuer à sauver des vies?

Elle accrocha mécaniquement sa cape à la patère, puis se dirigea vers le salon. Heureusement que la fameuse porte condamnée ne se trouvait pas sur son passage, sinon elle aurait été incapable de passer devant. Elle alla s'asseoir sur le confortable sofa qui faisait face à la cheminée, recroquevillée sous une couverture. Le crépitement du feu l'apaisa, en même temps que les flammes réchauffaient ses membres transis. Peu à peu elle sombra dans le sommeil, mais ses rêves furent tout sauf paisibles.

Elle dormit une paire d'heures avant qu'un crépitement plus bruyant que les autres ne la fasse sursauter. Elle papillonna quelques instants avant de se souvenir où elle était, et ce qu'elle faisait là. Mais elle fut encore plus surprise de voir Nyme assis auprès d'elle. Depuis quand était-il là? Et pourquoi ne l'avait-il pas réveillée?

Elle se redressa en grimaçant, et rejeta la couverture. Elle s'approcha de son mari, et lui caressa doucement la joue en déposant un baiser sur ses lèvres. Il était si beau ainsi, quand il était endormi, ses beaux cheveux noirs encadrant son visage pâle et bien dessiné. Il semblait tellement paisible, difficile de deviner tout ce par quoi il était passé. Il faudrait qu'ils discutent des révélations de Masson, c'était certain...

Il finit par ne plus pouvoir résister et sentit ses yeux se fermer quelques fois alors qu’il tentait de les garder ouvert. Nyme s’endormit malgré ses efforts. Il frissonna un peu à quelques reprises à cause de froid et aussi quand il senti quelque chose l’effleurer. Il ouvrit doucement les yeux et s’étira en baillant. Il regarda un peu autour avant de croiser le regard de Théodora. Encore un peu dans les limbes du sommeil, Nyme sourit faiblement en la voyant. Elle n’était encore qu’une silhouette floue devant lui mais il reconnaissait les boucles de ses cheveux et son parfum.

- Hum….bon matin….ou plutôt bonne nuit mon amour.

Dit-il tout doucement en tentant de se réveiller complètement. Nyme s’étira pour l’attraper et l’asseoir sur lui. Il avait un peu froid et se sentait toujours bien de l’avoir ainsi contre lui.

- Qu’est-ce que tu fais ici toi ?

Elle vint se blottir contre lui, un bras autour de son cou, sa tête glissée dans son cou. Elle hésita quelques instants, chercha ses mots. Devait-elle lui en parler maintenant? Attendre un meilleur moment? A y réfléchir, elle devait se lancer. Elle ne savait pas combien de temps elle pourrait tenir, de tout savoir sans rien lui dire. Elle glissa une des mèches de cheveux noirs de Nyme derrière son oreille, puis murmura doucement.

- Hier je me suis promenée dans le manoir... J'ai découvert ta nursery, et une autre porte fermée à clef... Je suis allée voir Masson et il m'a tout dit, ce que faisait ton père, ce qu'il t'a fait à toi...

Elle resserra son étreinte, son autre bras venant le serrer contre elle.

Je suis tellement désolée que tu aies eu à subir tout ça... Vraiment... Tu es la personne au monde qui le méritait le moins!

Nyme ne s’attendait pas trop à entendre parler de ça à ce moment là et resta un peu surpris. Oui, il aurait fini par lui raconter mais…dans le fond, il était bien content que Masson l’ai fait à sa place, il était un peu plus objectif que lui dans cette histoire. Ce genre de récit était bien la preuve que malgré le fait qu’il ne manquera jamais de rien d’essentiel à sa survie, un enfant peu connaître de grands malheurs.

- J’aurais préféré que tu ne saches rien honnêtement…

Les histoires tristes ce n’était pas d’excellentes choses à partager.

- Tout le monde a connu son lot de malheurs c’est tout. Il était tout simplement fou je crois, mais il est mort et ça ne se reproduira plus jamais.

Il n’était pas fait lui non plus…d’accord, il ne s’amusait pas à tuer les gens mais certains rêves qu’il faisait parfois le mettaient sérieusement mal à l’aise à ce sujet. Nyme ne connaissait pas toute l’histoire, il en était conscient, les premières années de sa vie étaient très floues dans sa mémoire si bien qu’il n’avait que quelques images en guise du souvenir de la relation entre ses parents, mais il continuait à se persuader que c’était la réalité. Elle avait été assez difficile à accepter cette réalité et il ne voulait pas devoir en affronter une autre.

Theodora leva alors ses yeux vers lui, qu'une profonde inquiétude habitait. Une sourde angoisse.

Comment as-tu pu continuer à vivre ici? Après tout ce qui s'est passé, après tout ce que tu as vécu toi? J'ai l'impression de ne plus être seule ici maintenant... ça me terrifie.

Ses petites mains agrippèrent plus fortement la chemise de Nyme alors qu'elle se recroquevillait contre lui. Sa voix ne fut qu'un murmure alors qu'elle baissait le regard, enfouissant sa tête dans le cou de son mari.

Je ne veux pas que notre enfant naisse et grandisse dans une maison où des meurtres ont eu lieu... c'est un trop mauvais présage...

Nyme comprenait bien ce qu’elle pouvait ressentir puisque ça lui arrivait souvent de frissonner en ayant cette vague impression qu’il y avait quelque chose dans cette maison depuis tout ce qui s’y était passé….quelque chose qu’il valait mieux éviter de croiser.

- Ne me dit pas que tu crois aux fantômes voyons…À ton âge tu sais bien que ça n’existe pas.

Dit-il pour tenter de la rassurer. Mais quand elle lui dit qu’elle ne voulait pas voir leur enfant grandir au manoir, il figea. Nyme le prenait un peu personnel, il savait que ce n’était pas de sa faute, mais c’était quand même sa maison, ça l’avait toujours été et ça devait le rester. Il y était relativement bien malgré certains souvenirs qui le suivraient de toute façon ailleurs.

- Ne dit pas de bêtises, il n’y a rien de mal ici. Le manoir est un endroit très convenable pour élever un enfant et tous ces présages ne sont que des histoires de vieilles femmes. C’est tout à fait sans importance et il est hors de question que j’aille vivre hors de ma maison.

Theodora se raidit en entendant les paroles de Nyme, si dures et si froides, elles ne lui ressemblaient pas. Lorsqu'ils avaient un souci, ou un différent à régler, ils en parlaient, tout simplement, et elle n'avait pas du tout apprécié le ton qu'il avait employé pour s'adresser à elle. Comme un adulte s'adressant à un enfant, comme si il se fichait de ce qu'elle pouvait ressentir, et éprouver, des peurs qui pouvaient l'habiter depuis qu'elle avait appris la nouvelle.

Après tout, il y avait eu des meurtres dans l'endroit où elle vivait! D'un autre côté, Masson n'avait pas tort en disant que beaucoup d'évènements heureux avaient aussi eu lieu dans cette demeure. La nuit où il avait lutté pour la sauver de la mort, et soignée avec amour, sa demande en mariage, et leur mariage, leur première nuit... Elle pouvait essayer de vivre avec ça, et de trouver du bon tout en mettant le mauvais de côté. Seulement, elle n'avait pas aimé qu'on lui en donne l'ordre.

Elle se releva, drapant sa robe de chambre autour de ses épaules,puis quitta la pièce en jetant à Nyme un regard plein de tristesse.

C’était sur ce sujet là, dans ces moments là qu’on voyait que tout ça avait tout de même eu un certain impact sur Nyme. Il prenait ce ton quand il entrait en mode défensif, c’était un moyen inconscient de faire comme son père, en imitant ce qu’il craignait comme s’il pouvait s’en protéger ainsi. Il se calma après c’être retrouvé seul pendant un moment. Il n’avait pas réalisé qu’il venait de s’adresser ainsi à Théodora. Frigorifié, il rajouta un peu de bois dans le feu avant de s’endormir à nouveau. Il fut réveillé très tôt par Masson qui s’était déjà mis à l’œuvre et mit un moment avant de comprendre ce qu’il faisait là.

- Où est Théodora ?

- Dans sa chambre sûrement, d’ailleurs que fais-tu ici ?

- Je suis rentré tard hier et elle était ici…elle voulait partir et je lui ai dit que je ne voulais pas

- Et comment lui as-tu dit ?

- Et bien elle avait peur alors je…oh non….

Là, il ne savait pas trop s’il devait aller la voir…Après tout, peut-être qu’elle dormait et que la réveiller n’aiderait pas son cas. Nyme préféra attendre, à se demander comment elle l’avait prit…et si ce n’était pas trop grave. Il s’en faisait peut-être pour rien mais s’en doutait beaucoup. Il était loin d’être parfait et elle venait d’être confronté à l’un de ses défauts…

Theodora n'était plus arrivée à se rendormir, alors elle préféra s'habiller et aller se promener dans le parc, cette fois-ci enveloppée chaudement dans un lourd manteau de fourrure. Le soleil n'était pas tout à fait levé, et elle commençait à voir les couleurs de l'aube se dessiner entre les arbres.

Elle fit le tour du parc, sentant l'herbe gelée craquer sous ses pas. Rien ne troublait le calme qui régnait ici, quelques oiseaux et c'était tout. De la buée s'échappait de ses lèvres rosées alors qu'elle expirait et inspirait profondément, comme si cet air froid pouvait la nettoyer de l'intérieur.

Elle s'approcha du lac, et resta de longues minutes à contempler la brume s'en élever, rendant cet endroit mystérieux et hors du temps.

Nyme attendit un moment puis se leva pour aller voir dans la chambre. Il grimpa les escaliers et ouvrit doucement la porte pour éviter de faire trop de bruit afin de ne pas la réveiller brutalement. Il entra et s’approcha du lit avant de réaliser qu’elle n’était pas là. Qu’est-ce qu’il avait fait ? Pourquoi elle n’était pas là ! Se mettant à paniquer à l’idée de l’avoir perdu, Nyme se mit à fouiller un peu partout. Il s’assura que le carrosse était toujours là, elle n’était donc pas aller très loin. Il fit le tour du terrain et du manoir mais ne la trouva pas. Il se mit à devenir fou…et si elle était parti pour de bon ? Il avait tout perdu…la femme qu’il aimait, leur enfant à venir…à quoi allait servir sa vie maintenant ? Assis dans le salon, il se tenait la tête à deux mains en regardant la flamme vaciller. Masson s’approcha de lui.

- Il y a des traces de pas dans la neige vers le boisé tu sais.

- Vraiment ? Pourquoi elle serait allé là…

- Pourquoi pas.

- Il faudrait que j’aille voir…il ne faut pas qu’elle se perde.

Il se releva donc et mit son manteau avant de marcher dans la neige jusqu’au boisé. Il suivit le petit sentier bien dégagé en se disant que c’était par là qu’elle avait dû passer. Il l’espérait du moins car sinon ça serait plus compliqué de la retrouvé. Nyme marcha un moment, accélérant parfois, détestant certains endroits de ce boisé. Il finit par apercevoir le lac entre les arbres mais ne vit pas la silhouette de Théodora de là où il était. Un peu découragé, il se mit à l’appeler.

Theodora avait l'esprit occupé à beaucoup de choses : sa vie ici, son mariage... malgré leur petit différent, elle était toujours folle amoureuse de son mari, et pas une seconde elle ne regrettait le choix qu'elle avait fait de l'épouser. Elle s'imaginait même voir leur enfant, et peut être leurs autres enfants, courir ici, dans le parc, mettre des bateaux sur le lac et s'y baigner en été.

Elle sortit de sa rêverie lorsqu'il lui sembla entendre une voix l'appeler au loin. C'est vrai qu'elle était partie sans prévenir personne, et qu'on s'inquiétait peut-être au manoir. Elle avança à pas rapides en direction de la voix, et apparut soudain de derrière un groupe de buissons touffus, tel un esprit de la forêt, les joues rosies, ses longs cheveux bouclés cascadant sur ses épaules.

Nyme ne pu s’empêcher de reculer en tremblant un peu en voyant les buissons se mettre à bouger devant lui. Il n’était pas certain de vouloir savoir ce qui s’y cachait mais quand Théodora surgit, il fut doublement soulagé. D’abord de l’avoir retrouvée et aussi qu’elle ait été la source de ces mouvements dans les buissons.

- Théodora…enfin !

Il alla la serrer dans ses bras pour s’assurer qu’elle était bien là et qu’elle n’avait rien. Il n’y avait rien de vraiment dangereux depuis des années dans ce bois mais tout de même, elle aurait pu se prendre le pied dans une racine et trébucher ou quelque chose du genre. De tout façon, Nyme était tellement content de la retrouver, ça signifiait qu’elle n’était pas parti pour de bon à cause de sa petite erreur de la veille.

- Pourquoi es-tu allé là sans prévenir ?

Nyme ne lui en voulait pas, il semblait évident qu’il était un peu sous le choc et qu’il avait dû beaucoup s’en faire en ne la trouvant pas.

Theodora fut surprise de voir Nyme ici, dans les bois, mais ne put se retenir de sourire en voyant le soulagement se peindre sur son regard alors qu'elle apparaissait de derrière les buissons. Il tenait quand même à elle, ce qui fut confirmé par le fait qu'il la serre fortement contre lui, sa main se glissant dans ses boucles brunes.

Après ce qu'on s'est dit tout à l'heure j'avais besoin de prendre un peu l'air... je n'avais plus sommeil et le parc était si beau, sans personne, sans aucun bruit à part celui de la nature qui s'éveille. Rassure-toi, je ne serai pas partie, même si j'avais des raisons de t'en vouloir...

Elle sourit en coin, espérant que cette petite frayeur lui ait servi de leçon, plus frappante qu'une longue explication.