Soirée dansante

Deux jours, qui lui semblèrent une éternité, plus tard, elle attendait son cavalier devant la porte de l'atelier. Depuis la fameuse après-midi, elle n'avait sensé de penser à son amoureux... ça lui faisait bizarre de penser ça, son amoureux... Elle s'était repassé la scène des centaines, voire des milliers de fois dans sa tête. Elle avait eu l'impression de vivre un beau rêve tant tout était parfait...

Maintenant, elle scrutait avec anxiété les rues autour de l'atelier, attendant l'arrivée de son prince charmant. Elle s'était faite belle, ses longs cheveux relevés en un chignon où elle avait piqué quelques fleurs fraîches, et une belle robe vert foncé qu'elle avait empruntée à une de ses collègues, dévoilant ses bras blancs et légèrement décolletée. Par dessus, elle portait un châle rebrodé qu'elle ne sortait d'habitude que pour de grandes occasions.

Nyme avait un peu de retard car il avait demandé à être déposé un peu plus loin pour être certain de ne pas du tout se faire reconnaître. Il faut dire que ses vêtements n’avaient rien à voir avec ceux qu’il portait d’habitude. La seule chose qui aurait pu sembler particulière était la veste brune qu’il portait mais elle était très usée et recousu rapidement à plusieurs endroits. La seule chose parfaitement impeccable était son chapeau qui par contre était loin d’être de qualité. Il avait parfaitement l’air d’un simple ouvrier qui avait mit ce qu’il possédait de plus beau pour une soirée importante. Masson avait bien fait son travail quand Nyme lui avait demandé de l’aider.

Il arriva donc à proximité de la boutique et s’arrêta après avoir tourné le coin de la rue. Il la regarda de loin, entre les passants. Elle était radieuse. Nyme avait l’impression de ne voir qu’elle. Il retira son chapeau et s’avança vers elle, les yeux rivés au sol jusqu’à être suffisamment prêt pour qu’elle puisse l’entendre.

- Vous êtes resplendissante, celui qui vous accompagne ce soir a bien de la chance.

Nyme releva la tête avec un petit sourire.

Elle sursauta, son coeur ratant un battement, et se tourna rapidement vers lui, son éternel sourire aux lèvres, et les joues rosies par les compliment.

Vous pourrez le lui dire, pour l'instant j'attends encore mon cavalier!

Elle rit légèrement, avant de le prendre par le bras pour le guider jusqu'au lieu des festivités.

Votre costume est très réussi! Mais je vous préviens, l'endroit où nous allons est très différent des bals où vous avez l'habitude d'aller. Si ça ne vous plait pas, dites-le moi et nous nous en irons...

Elle le guida dans les vieilles et étroites ruelles de Londres, le faisant entrer dans un grand bâtiment qui ressemblait à une sorte de salle des fêtes. Des gens du peuple endimanchés se tenaient aux abords, se hêlant, discutant avec entrain, tandis que d'autres entraient par grappes à l'intérieur. On pénétrait directement dans une assez grande salle aux murs de bois, dont une partie était occupée par des tables et des chaises, alors que la majeure partie était laissée libre pour les danseurs. Des lustres de fer étaient suspendus au plafond et illuminaient la pièce. Sur une petite estrade, un orchestre composé d'ouvriers et de petites gens attaquait des morceaux du répertoire folklorique irlandais, alors que devant eux quelques dizaines de couples avaient déjà commencé à s'élancer sur la piste. Près de l'entrée se tenait le comptoir, où quelques hommes attendaient de recevoir leurs chopes bien remplies. Tout ici respirait la joie de vivre, l'envie de s'amuser et de passer un bon moment. Des rires et des éclats de voix fusaient de toutes parts, des enfants couraient ça et là entre les tables, s'attirant des réprimandes de la part des adultes.

Theodora fit quelques signes de la main pour saluer des connaissances, des collègues ouvrières comme elle, puis se tourna vers Nyme, tentant de lire son visage si la tournure de la soirée lui plaisait, où s'il valait mieux rentrer tout de suite.

Nyme se retrouva complètement dépaysé et c’était ce qu’il espérait car il n’aurait pas pu tolérer un de ces bals ennuyant où tout n’est qu’une question d’étiquette. Ce n’était pas pour rien qu’il avait l’habitude de se risquer dans de petites expéditions dans cette section de la ville. Il adorait ce genre d’endroit qui respirait la vie. Il se souciait très peu des décors, des dorures, de ce genre de choses, il aimait cette ambiance, c’était vraiment pour lui une fête. Il ne pouvait s’empêcher de regarder autour, surtout qu’il ne connaissait personne dans cet endroit c’était certain.

- Comment ne pas aimer ce genre d’endroit !

Lança-t-il joyeusement en se tournant vers Theodora avec un grand sourire. Il se fit un peu bousculer par toute cette agitation et par tout les gens qu’il y avait mais ça ne le dérangeait pas le moins du monde. Il avait l’impression étrange d’être à sa place en sachant pourtant qu’il ne connaissait presque rien à cet univers et qu’il serait sans doute beaucoup plus à l’aise ailleurs. Pourtant, il était bien, prenant bien soin de garder Theodora prêt de lui car il n’avait aucune envie de se retrouver tout seul parmi tout ces gens qui pourraient lui semble nettement moins sympathique qu’à ce moment là.

- Et pour une fois ce n’est pas moi qui attirera l’attention mais vous parce que vous êtes bien la plus jolie et charmante que je vois en ces lieux.

Theodora semblait elle aussi être dans son élément, et son sourire s'agrandit encore en voyant Nyme presque à l'aise. Et si... Elle serra légèrement le bras de Nyme, et se rapprocha de lui pour lui glisser à l'oreille.

Et si ... et si on continuait à vivre de cette façon? Se mêler au peuple, continuer de rester éloigné de toute cette pression qui vous pèse tant... Vivre vraiment, et pas rester coincé dans une tour d'ivoire?

Mais avant qu'elle ne puisse faire quoi que ce soit, Nyme et elle furent entraînés par d'autres danseurs dans une ronde effrénée. Theodora semblait relativement habituée à l'exercice, mais pour Nyme ce devait sans doute être plus dur, les pas et les figures en cours ici étaient loin de celles apprises dans les cours de danse pour les jeunes gens de bonne famille. Elle lui montrait rapidement les pas, l'incitait à la suivre, et riait de ses erreurs, même si il ne se débrouillait pas si mal! Puis une autre danse, où cavaliers et cavalières furent échangés au rythme de la musique, et Théodora fut emmenée quelques mètres plus loin, son regard ne le quittant pas à travers la foule.

Abandonner le manoir ? Venir vivre parmi tout ces gens…Était-il vraiment près à faire ça ? Après tout, c’était vrai que sa maison pouvait paraître lugubre mais c’était quand même chez lui, c’était là qu’il avait grandit et c’était ce pourquoi nombre de ces ancêtres avaient durement travaillé. Non…il ne pourrait pas…Abandonner Masson, la tombe de sa mère, le lac où il allait se baigner quand il faisait trop chaud, l’immense bibliothèque…Impossible. Il y songeait justement et allait répondre quand ils furent entrainés dans la foule et qu’elle tenta de lui montrer les bons pas. Nyme faisait de son mieux mais il restait quand même un peu maladroit puis la danse continua et il se retrouva avec une parfaite inconnue. Il fit de son mieux pour faire ce que Theodora venait de lui enseigner mais il ignorait comment s’y prendre réellement. Surtout qu’il se sentait un peu confus de ne plus réussir à voir Theodora.

- Nav….Désolé mademoiselle je suis un peu fatigué…

Il faisait des efforts pour parler normalement et réussis à s’écarter un peu de la piste de danse. Nyme continua à la chercher des yeux, il se sentait véritablement perdu.

Heureusement pour lui, il y eut un nouveau mouvement dans la musique, les couples firent à nouveau changer leurs cavalières, et Theodora lui retomba dans les bras. Elle l'attira un peu à l'écart pour éviter de se faire noyer dans la foule, et ainsi pouvoir l'initier un peu plus paisiblement. Cependant elle remarqua son air soucieux, et plongea ses yeux dans ceux de son amoureux.

Quelque chose ne va pas? Vous avez l'air soucieux...

Elle espérait n'avoir rien dit ou fait qui aurait pu le contrarier...

Elle le rattrapa avant qu’il ne s’écarte complètement et lui demanda ce qu’il avait.

- Je réfléchissais à ce que vous m’avez dit…c’est très bien ici mais je ne serais pas près à abandonner tout ce que j’ai toujours connu pour venir vivre de cette façon. Je me sens bien dans cet endroit uniquement quand vous êtes avec moi…à l’instant où vous me laisser seul je me sens tellement perdu.

Nyme ne voulait pas qu‘elle se sente responsable. Au contraire, c’était grâce à elle qu’il pouvait apprécier de venir dans ce genre de quartier mais ça restait un univers tout à fait nouveau pour lui.

- Je vous aime mais mes souvenirs me sont très précieux et en abandonnant la demeure où j’ai grandi je devrais les abandonner…

Ses yeux s'agrandirent de surprise en entendant les préoccupations de Nyme. Elle n'avait pas du tout voulu dire ça, loin de là!

Il n'a jamais été question pour vous d'abandonner votre manoir, je sais que vous y êtes très attaché! Je parlais simplement de continuer à nous voir comme nous le faisons, au milieu des gens modestes de Londres, et pas dans des lieux guindés où ni vous ni moi n'avons notre place! Et puis... il est un peu tôt pour penser à l'idée de vivre ensemble vous ne trouvez pas?
Allons bon, pour l'instant, trèves de bavardages, j'ai envie que mon chevalier servant me fasse tourner la tête!

Elle l'entraîna à nouveau dans le flot des danseurs, et, bien que contraire aux règles classiques, menant parfois son cavalier pour lui apprendre à suivre cette musique si nouvelle pour lui, et pourtant si entraînante.

Ouf, il avait mal comprit. Pas que son intention avait été de vivre avec elle, quand même ils se connaissaient très peu. Elle l’entraina de nouveau parmi les danseurs et Nyme sentait déjà un peu plus à l’aise. Il était parfois un peu…rigide mais ça ne faisait que la faire rire et il se détendait un peu, ce n’était pas le genre de musique à laquelle il était habitué. C’était particulier de se trouver à une danse où les gens semblaient véritablement s’amuser mais il se souciait de moins en moins des autres. Tout ce qui était important pour l’instant il l’avait devant les yeux et elle dansait avec lui, tournoyant dans sa magnifique robe pourtant tout simple. Tout comme elle, belle et simple.

- Au moins les gens sont plus sympathique ici.

C’était la cas de le dire, il n’avait entendu personne donner le moindre commentaire sur qui que se soit.

Théodora était lumineuse, radieuse au milieu de la foule. Elle tournait, tapait du pied, virevoltait au rythme de la musique avec un plaisir non dissimulé. Et ce qui couronnait surtout cette fête, c'est qu'elle y était avec Nyme... Elle n'avait pas à craindre de regard moqueur, de reflexion blessante ou de ragots. Elle avait juste à être là, à faire danser ses jupons, à rire avec les autres, et à plonger son regard dans celui de l'homme qu'elle aimait. Elle alla jusqu'à se moquer un peu d'elle-même en réalisant qu'elle éprouvait des pointes de jalousie lorsqu'elle remarquait le regard appuyé et gourmand d'une autre danseuse sur son cavalier. Elle ne pensait pas avoir à être jalouse dans sa vie, et puis d'un coup...

Les danses succédèrent aux danses, et ils firent quelques pauses où ils s'assirent au hasard pour boire quelques rafraichissements. A peine installés on discutait avec eux, on leur demandait ce qu'ils faisaient dans la vie, on les complimentait sur leur façon de danser, quelques plaisanteries innocentes fusaient...
Ce n'est que tôt le matin que les musiciens, exténués, abandonnèrent, sous les applaudissements nourris de la foule présente. Theodora ramassa ses affaires, puis glissa son bras sous celui de Nyme en riant.

Je suis épuisée! Je me demande même si j'arriverai à rentrer! Et j'ai passé une des soirées les plus agréables de ma vie... Merci de m'avoir accompagnée!

Nyme ne vit même pas le temps passer. Il finit par se faire à l’ambiance qui régnait et alla même jusqu’à échanger quelques mots avec d’autres qui leur posaient des questions. Évidemment, il ne se lançait pas dans de grand discours mais faisait des efforts quand même pour être un peu sociable. Quand les musiciens cessèrent de jouer, il commençait à se dire qu’il était temps parce que ses jambes n’en pouvaient plus. Ils s’arrêtèrent, Nyme vit les joues rouges de Theodora et comprit qu’il n’était pas le seul à être fatigué par tout ça. Elle s’accrocha à son bras alors qu’il entreprit de la raccompagner. Il vit plusieurs autres couples s’éloigner de tout les côtés et qui les saluèrent en les croisant.

- Si tu n’arrives pas à tenir je pourrais te porter.

Dit-il en riant alors que son vouvoiement habituel venait de tomber.

- On recommencera, mais pas trop souvent parce que mes jambes ne sauraient le supporter.

Il était certain qu’il reviendrait la voir, peut-être qu’il devrait lui présenter sa « famille » comme il connaissait un peu la sienne.

Elle fut surprise qu'il la tutoie, et en même temps, flattée... Elle venait encore de devenir plus proche de lui. Elle sourit en levant les yeux vers lui et plaisanta

Pour l'instant, de nous deux, c'est surtout toi qui n'est pas habitué à cet exercice! Peut-être même que c'est moi qui devrait te porter!

Elle rit doucement, se reserrant contre lui, silencieuse quelques secondes avant de demander.

Est-ce que tu as déjà parlé à Masson de... nous deux?

- Oui, évidemment que je lui en ai parlé.

Après tout, Masson était bien la dernière personne à qui il pourrait arriver à mentir sans se faire découvrir.

- Je crois qu’il est content, mais avec lui c’est toujours un peu compliqué à voir. Du moins, il ne fait aucuns commentaires et m’a dit que si c’était ce qui pouvait me rendre heureux c’était peut-être la bonne chose.

Ils continuèrent à marcher un moment.

- Et ton frère, tu lui en as parlé ?

Elle avait été ravie d'apprendre que Masson avait été mis au courant. Si il discutait d'un sujet si personnel, c'est qu'il était d'une certaine importance, et surtout, qu'il avait envie de faire partager cette nouvelle au monde, même si, en l'occurence, son monde se résumait à Masson.

Oui je lui en ai parlé... Je n'arrive pas à lui cacher quoi que ce soit

Elle sourit légèrement, comme une petite fille prise en faute, mais qui tente de se racheter par un sourire et un regard penaud.

Il est heureux pour moi ... mais il m'a aussi dit de faire attention. Il est très protecteur, et s'est déjà donné tant de mal pour que j'aie une réputation sans faille. Je lui ai répondu qu'il n'avait pas de souci à se faire, car j'étais tombée amoureuse d'un gentleman qui sauterait du haut d'un pont plutôt que de faire quoi que ce soit qui puisse me nuire. Mais j'espère que je n'ai pas dit de mensonge en lui affirmant ça...

Ils venaient d'arriver devant l'atelier, plongé dans l'obscurité. Elle se blottit encore un moment contre lui, comme pour imprimer un dernier souvenir de toute cette merveilleuse soirée, avant de se hisser sur la pointe des pieds pour la clore par un doux baiser. Elle se détacha alors doucement de lui, pour entrer dans l'immeuble à la suite de quelques une de ses collègues qui s'étaient également rendues au bal, et lui murmura.

[i] Par contre, à toi de décider du moment et du lieu de notre prochaine rencontre. Je te laisse me surprendre!

Il s’attendait un peu à cette réponse. Il n’y voyait rien de mal, au contraire, il aurait été inquiet que son frère réagisse d’une autre façon.

- Sauter d’un pont ? Sans doute mais c’est quand même un peu douloureux.

Dit-il en riant alors qu’elle l’embrassa. Puis elle le laissa devant la porte en lui disant que c’était lui qui déciderait du prochain moment et du prochain lieu de leur rendez-vous. Il faudrait certainement qu’il y réfléchisse pour que ce soit absolument parfait.

- Je viendrais vous chercher quand tout sera près.

Nyme la regarda partir et resta là jusqu’à ne plus pouvoir l’apercevoir. Ce soir là, il décida de quitter la ville à pieds pour faire changement mais eu la chance de ne pas faire de mauvaise rencontre et de retourner chez lui sain et sauf alors qu’il exposa la situation à Masson en espérant qu’il puisse lui donner d’excellentes idées ou du moins des conseils comme il avait l’habitude de le faire.

Théodora se fit harceler par ses collègues pour savoir qui était ce mystérieux cavalier, où est-ce qu'il travaillait... mais elle tint bon, et resta suffisamment vague dans ses réponses pour satisfaire leur curiosité tout en préservant l'identité de Nyme. Elles s'aidèrent mutuellement à ôter leurs robes et leurs coiffes compliquées, puis elle s'écroula et s'endormit avant même d'avoir touché le matelas.

Les quelques jours suivants passèrent à une vitesse impressionnante : il y avait beaucoup de travail en retard à l'atelier, et de nombreuses commandes devaient être honorées. Elle attendit avec impatience des nouvelles de Nyme, mais était moins angoissée que les jours précédents. maintenant elle savait que tout ceci n'était pas qu'un rêve, ni une passade. C'était sérieux, et c'était beau... Et la curiosité la travaillait aussi... que diable allait-il bien pouvoir préparer?